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Le chaos organisé

Les commentateurs, qui expliquaient hier que les pillages exprimaient la libération de la dictature de Saddam Hussein, s’inquiètent aujourd’hui du chaos dans lequel sombre l’Irak et ils réclament que les troupes anglo-américaines rétablissent l’ordre. Ils se rappellent opportunément que, selon la convention de Genève, les troupes d’occupation sont responsables de la population. Ce sursaut « humanitaire » vient bien tard.
 
Depuis 1958, le peuple irakien a enduré le joug de la dictature, celle du général Abdel Karim Kassem et du colonel Abdel Salam Aref, du général Hassan al-Bakr et, depuis 1979, celle de Saddam Hussein qui cumulait les fonctions de président de la République, président du CCR, secrétaire général du Baas et commandant en chef des forces armées. De 1980 à 1991, le peuple irakien a subi deux guerres et la répression féroce de ses tentatives de rébellion contre le régime. Depuis douze ans, le peuple irakien souffre de l’embargo imposé par le Conseil de sécurité de l’ONU. Et aujourd’hui, le peuple irakien paye lourdement de son sang cette guerre, engagée par la coalition anglo-américaine, pour piller ses richesses.
 
Depuis quarante-cinq ans, qui a soutenu, financé et armé massivement les dictateurs irakiens et qui s’est soucié des souffrances du peuple irakien ? Alors oui, il est compréhensible que la haine contre le régime qu’incarnait Saddam Hussein explose. La rage du peuple irakien à détruire les symboles du pouvoir, à piller les ministères et les résidences des dignitaires de la dictature était prévisible. Cette rage, trop longtemps contenue, déborde aujourd’hui par le pillage des universités, des hôpitaux, des banques, et, à Bagdad, par la mise à sac du musée archéologique et l’incendie de la bibliothèque. C’est non seulement toute l’histoire de ce pays, berceau de civilisations, qui part en fumée sous le regard méprisant des marines, mais aussi les instruments de son indépendance [1].
 
Les bonnes âmes s’émeuvent et supplient les États-Unis d’intervenir alors que sont responsables de ce désastre non seulement les troupes de la coalition qui achèvent consciencieusement la destruction de ce pays affaibli, mais aussi tous les pays qui ont armé Saddam Hussein contre son peuple et l’ONU qui a condamné le peuple irakien à mendier l’eau, la nourriture et les médicaments. Et donc, si Bush, Blair et Aznar sont des criminels, Chirac, Schröder et Poutine le sont aussi ! Tous ces vautours s’empressent autour du cadavre de l’Irak que Bush a voulu ramener à l’âge de pierre au nom de la démocratie.
 
Les Dick Cheney, Donald Rumsfeld, Richard Perle et Paul Wolfowitz, ont programmé les opérations militaires avec l’état-major pour s’emparer des puits de pétrole irakiens et non pour libérer la population. À Kirkouk, par exemple, les forces spéciales américaines ont laissé hier les peshmergas (combattants kurdes) entrer symboliquement dans la ville pour investir de leur côté les champs pétrolifères, et, ce vendredi, elles ont exigé qu’ils se retirent et abandonnent la ville aux mains des pillards. À Bagdad, les marines ont non seulement brisé les portes des bâtiments publics à coups de rangers devant les caméras des journalistes « embarqués », mais aussi avec des chars hors caméra.
 
Cette stratégie est manifestement délibérée. Les responsables militaires ont pour mission d’établir leur ordre autour des puits de pétrole et de laisser s’installer, sinon de créer, une situation d’insécurité et d’anarchie dans les villes pour que, lassée et impuissante, la population réclame elle-même « la loi et l’ordre » [2] destinés à la mater. Les États-Unis pourront alors installer l’administration préparée en coulisses depuis longtemps, cautionnée par les responsables irakiens « embarqués » et imposée aux « gens du cru » [3] qui ne collaborent pas avec l’occupant. L’argumentaire de ce coup de force est déjà prêt : « vous n’avez pas les moyens de maintenir l’ordre, nous le faisons pour vous rendre service ».
 
Serge LEFORT
11 avril 2003


[1] Le dinar irakien sera remplacé très rapidement par une autre monnaie (le dollar ?) après le pillage des banques, mais combien de temps faudra-t-il pour remettre sur pied les infrastructures de l’éducation et de la santé ?

[2] « Les forces de la coalition vont aider à maintenir la loi et l’ordre, afin que les Irakiens puissent vivre en sécurité », a déclaré George Bush dans un message que les services de l’armée américaine ont diffusé par radio et par télévision, en Irak, jeudi 10 avril (Le Monde du 12 avril 2003).

[3] Propos du général John Kern.

© Serge Lefort - Desde Coyoacán