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La question des armes

Nous sommes à la fois submergés et privés d’informations sur la guerre contre l’Irak qui s’achève et sur la guerre en Irak qui commence.
 
La guerre contre l’Irak, menée par les troupes américano-britanniques, fut facilement gagnée sur le plan militaire en moins de trois semaines. Le 20 mars 2003 à 5 h 32 locale, Saddam Hussein ne disposait plus que de troupes davantage formées à chasser et à massacrer les opposants du régime qu’à affronter une armée moderne.
Pendant douze ans, l’aviation américaine et britannique a lancé des raids contre les installations militaires, les postes de commandement et de contrôle irakiens [1]. Ce qui veut dire que, malgré le cessez-le-feu signé le 3 mars 1991 entre l’Irak et la coalition, la guerre contre l’Irak s’est poursuivie pour réduire à néant toute capacité de résistance au moment de l’invasion terrestre.
Pendant douze ans aussi, l’ONU a démantelé toutes les installations civiles et militaires suspectées de produire des « armes nucléaires, biologiques et chimiques, ainsi que leur vecteur » [2] et elle a imposé au peuple irakien un embargo, qui, selon les estimations de l’UNICEF, serait responsable de la mort de près de 2 millions d’Irakiens, dont une majorité d’enfants [3].
Les troupes américano-britanniques ne réalisent donc, sans pratiquement avoir engagé le combat, qu’un seul objectif : occuper le pays pour le mettre en coupe réglée et le dépecer. Les États-Unis renouvellent ainsi le coup de force réalisé par la Grande-Bretagne en 1922, qui a contraint le prince Fayçal Ibn Hussein à signer un traité faisant du haut-commissaire britannique le « gardien de la souveraineté irakienne ».
 
Après la chute de Bagdad, la guerre pour la mise en place d’un nouveau pouvoir a commencé. Les projets américains sont clairs : diviser le pays en trois zones et installer un gouvernement militaire cautionné par les opposants embarqués dans les fourgons de l’armée et imposé à l’administration baasiste et à la multitude des forces prêtes à collaborer. La réalisation de ce scénario est loin d’être évidente.
Jusqu’à maintenant, seuls les Kurdes se sont rangés derrière les américains pour contrôler une partie du nord de l’Irak. L’accord fut scellé bien avant l’intervention, mais la frontière de l’extension de la zone autonome du Kurdistan reste floue. Les rivalités entre le PDK (Parti démocratique du Kurdistan) de Massoud Barzani et l’UPK (Union patriotique du Kurdistan) de Jalal Talabani [4], les exigences de la Turquie et la faiblesse des troupes américaines dans cette zone créent une incertitude sur l’issue du partage du pouvoir.
Dans le reste de l’Irak, la situation est encore plus chaotique. Depuis vendredi, les journalistes observent que la rue est aux pillards souvent armés et aux milices également armées sans que nous sachions qui est qui.
À Bagdad, une partie des pillards semble venir de Saddam City, rebaptisé Al-Sadr City, quartier le plus pauvre de la capitale. Les milices d’autodéfense sont organisées par la petite-bourgeoisie qui défend ses quartiers, ses boutiques et ses ateliers. Dans tout le pays circulent des hommes en armes (kalachnikov, fusil ou pistolet) pour faire le coup de main ou se protéger et les marines restent indifférents quand ils n’encouragent pas les pillages [5].
 
Personne ne s’interroge sur la provenance de ces armes. Or, à notre connaissance, Saddam Hussein n’a jamais armé la population. Nous savons, au contraire, que tous les dictateurs prennent un soin maniaque à désarmer la population au propre comme au figuré et à la contrôler en multipliant les polices plus ou moins spéciales et plus ou moins secrètes.
Alors d’où viennent ces armes ? Certaines proviennent des pillages de commissariats ou de casernes si on en croit les images d’un reportage télévisé. La plupart proviennent certainement des forces armées du régime – militaires, miliciens et policiers – qui se sont fondus dans la population.
Enfin, à qui profite le pillage et l’incendie des ministères ? Quelques gradés, soi-disant à la retraite mais dans des uniformes impeccables, ont réapparu hier pour proposer opportunément leurs services aux forces d’occupation.
 
Une chose est certaine, la lutte pour le pouvoir, alors que des éléments de la population sont armés, sera vive au sein des forces sociales et politiques qui composent la société irakienne. À Bassora, Sayyid Imad, « l’homme fort » du quartier le plus peuplé, Al-Hayana, a confié à l’envoyée spéciale du Monde qu’il avait proposé à un officier britannique « d’arrêter les baasistes les plus dangereux, de payer les fonctionnaires chargés de l’eau et de l’électricité pour les ramener au travail et de désarmer la population en commençant par les baasistes, sinon aucun chiite ne rendra ses armes » [6]. Mais ce chef religieux ne dit pas d’où viennent les armes des chiites.
 
Serge LEFORT
13 avril 2003


[1] Voici la liste non exhaustive des raids aériens (Source : GUISNEL Jean, Bush contre Saddam - L'Irak, les faucons et la guerre, La Découverte, 2003) :
• 10 avril 1991 : Mise en place de l’opération Northern Watch, interdisant les vols de l’armée irakienne au nord du 36e parallèle.
• Août 1992 : Mise en place de l’opération Southern Watch, interdisant les vols de l’armée irakienne au sud du 32e parallèle.
• 13 janvier 1993 : Raid des aviations américaine, britannique et française dans le sud de l’Irak contre des installations militaires.
• 17 janvier 1993 : Bombardement américain d’un complexe industriel de la banlieue de Bagdad, soupçonné de cacher des activités nucléaires.
• 18 janvier 1993 : Raid des aviations américaine, britannique et française dans le sud de l’Irak contre des installations militaires.
• 26 juin 1993 : Les navires de guerre américains USS Peterson et USS Chancellorsville tirent vingt-trois missiles de croisière Tomahawk, entre autres contre le quartier général des services de renseignements à Bagdad.
• 3 septembre 1993 : Extension de la zone d’exclusion du 32e au 33e parallèle. Les États-Unis bombardent des installations militaires près de Bagdad et dans le sud du pays.
• 16 décembre 1998 : Début de l’opération Desert Fox de bombardements de l’Irak par les forces américaines et britanniques, sans mandat de l’ONU. Première vague d’attaques, impliquant deux cents missiles de croisière et soixante-dix avions de l’US Navy et du Marine Corps.
• 18 décembre 1998 : Troisième vague d’attaques de Desert Fox ; participation de bombardiers B-1, dont c’est le baptême de feu.
• 20 décembre 1998 : Fin de l’opération Desert Fox ordonnée par Bill Clinton. 415 missiles et 600 bombes largués sur 97 objectifs militaires et logistiques. Dont : production et stockage d’armement : vingt-neuf ; garde républicaine : neuf ; centre de commandement et de contrôle gouvernementaux : vingt ; systèmes antiaériens : trente-deux ; terrains d’aviation : six ; raffinerie de pétrole : une. Bilan humain : 62 militaires irakiens tués, 180 blessés (source irakienne) ; 1400 militaires irakiens tués ou blessés (source américaine).
• 27 janvier 1999 : Multiples accrochages entre avions américains et irakiens.
• 27 janvier 1999 : Le Pentagone change ses règles d’engagement et autorise des frappes plus larges.
• Mai 1999 : Les autorités américaines reconnaissent que certains de ses avions ont pu confondre des cibles militaires avec des installations civiles.
• 24 juillet 2000 : Le chef de l’opération Southern Watch déclare que les Irakiens n’utilisent pas les radars de leurs systèmes antiaériens, ce qui les rend pratiquement inopérants.
• 16 février 2001 : Vingt-quatre avions américains et britanniques frappent cinq postes de commandement irakiens. Il s’agissait essentiellement de détruire un réseau de communication par fibre optique installé par les Chinois.
• 22 février 2001 : Raid de l’aviation américaine au nord de Mossoul.
• 19 avril 2001 : Un radar est attaqué et détruit dans le sud de l’Irak.
• 20 avril 2001 : Un système antiaérien est attaqué et détruit au nord de l’Irak.
• 18 mai 2001 : Un système antiaérien est attaqué et détruit au sud de Bagdad.
• 20 juin 2001 : Selon l’Irak, une frappe américaine sur Mossoul tue vingt-trois Irakiens durant un match de football.
• 7 août 2001 : Un système antiaérien est attaqué et détruit au nord de l’Irak.
• 10 août 2001 : Dans la plus grande opération depuis février, les avions américains et britanniques attaquent une batterie de missiles antiaériens au sud-est de Bagdad, ainsi qu’un radar et un réseau de communication.
• 15 novembre 2002 : Cinquante-troisième raid depuis l’année 2001 sur les zones d’exclusion nord et sud de l’Irak.
• 1er décembre 2002 : Importante opération aérienne : treize avions américains et britanniques attaquent plusieurs sites de défense antiaérienne. Les opérations aériennes contre l’Irak ne vont pas cesser de s’amplifier au cours des semaines suivantes.
19 décembre 2002 : Destruction de centres de communication de la défense aérienne irakienne à An Nasiriyah et Bassorah.
26 décembre 2002 : Attaque contre des répéteurs de réseau à fibre optique à Tallil.
28 décembre 2002 : Attaque par des avions américains et britanniques d’un système de commande ment de missiles sol-air à Al Kut.
29 décembre 2002 : Attaque par des avions américains de radars à Ad Diwaniyah.
1er janvier 2003 : Attaque par des avions américains et britanniques de radars à Al Qurnah.
6 janvier 2003 : Attaque par des avions américains de radars mobiles à Al Amarah. Attaque contre des répéteurs de réseau à fibre optique.
10 janvier 2003 : Attaque contre des répéteurs de réseau à fibre optique à Tallil.
13 janvier 2003 : Attaque d’une batterie de missiles antisurface non loin de Bassorah.
19 janvier 2003 : Des avions américains et britanniques détruisent à Al Kut et An Nasiriyah huit répéteurs de réseau à fibre optique participant au réseau irakien de défense aérienne.
24 janvier 2003 : Un centre de commandement de la défense aérienne est attaqué à Al Haswash.
25 janvier 2003 : Des avions américains et britanniques détruisent à Tallil une batterie antiaérienne qui avait visé des appareils.
26 janvier 2003 : Nouvelle attaque contre des répéteurs de réseau à fibre optique à Al Kut et An Nasiriyah.
8 février 2003 : Des avions américains et britanniques attaquent un système de commandement mobile à Al Kut.
10 février 2003 : Des avions américains attaquent un système sol-air à Bassorah.

[2] Résolution 687 de l’ONU du 3 avril 1991.
Le 18 décembre 2002, Mohamed El-Baradei, directeur de l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique) déclare qu’il n’y a jusqu’à présent « aucune preuve concernant le développement d’un programme nucléaire en Irak depuis 1988 ».
Les derniers rapports des dirigeants de l'équipe d'inspection des Nations Unies, Hanx Blix et Mohamed El-Baradei, réfutent les déclarations faites par le Secrétaire d'état américain Colin Powell dans son fameux discours du 5 février 2003 devant l'ONU.

[3] Résolution 661 du Conseil de sécurité de l’ONU, qui imposent à l’Irak des sanctions plus dures que celles imposées à l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale.

[4] Le PDK, qui contrôle l’Ouest, revendique Mossoul et le l’UPK, qui contrôle l’Est, revendique Kirkouk.

[5] Lire, par exemple, les reportages de Libération des 12 et 13 avril 2003 et ceux du Monde des 13 et 14 avril 2003.

[6] Le Monde des 13 et 14 avril 2003.

© Serge Lefort - Desde Coyoacán