Articles : Moyen-Orient : Palestine-Israël
Bibliographie : Moyen-Orient : Palestine-Israël

Refuzniks de l’armée israélienne

Le 25 janvier 2002 le quotidien israélien Ha’aretz publia une lettre-pétition, signée par cinquante-deux soldats et officiers de Tsahal :

    « Nous, officiers et soldats de réserve des Forces Armées d'Israël, qui avons été élevés dans les principes du sionisme, du sacrifice et de don de soi au peuple d'Israël et à l'État Israël, qui avons toujours servi sur la ligne de front, et qui étions toujours volontaires pour mener à bien n'importe quelle mission, légère ou lourde, afin de protéger l'État Israël et de le renforcer.
    Nous, officiers et soldats, qui avons servi l’État d'Israël pendant de longues semaines chaque année, malgré ce que cela en coûtait à nos vies personnelles, qui avons fait notre devoir partout les territoires occupés, et qui avons reçu des ordres qui n'avaient rien à voir avec la sécurité de notre pays, mais qui avaient pour but unique de maintenir notre oppression du peuple palestinien. Nous, dont les yeux ont vu le prix sanglant que les deux côtés doivent payer pour cette occupation.
    Nous, qui avons ressenti à quel point les ordres que nous avons reçus dans les territoires ont détruit toutes les valeurs que nous avions faites nôtres en grandissant dans ce pays.
    Nous, qui comprenons maintenant que le prix de cette occupation est la perte du caractère humain des Forces Armées Israéliennes et la corruption de la société israélienne toute entière.
    Nous, qui savons que les territoires ne sont pas Israël, et que toutes les colonies devront de toute manière finir un jour par être évacuées.
    Nous affirmons par la présente que nous ne continuerons pas cette guerre des colonies.
    Nous ne continuerons pas à combattre au-delà des frontières de 1967 dans le seul but de dominer, d'expulser, d'affamer et d'humilier un peuple tout entier.
    Nous affirmons par la présente que nous continuerons à servir dans les Forces Armée d'Israël pour n'importe quelle mission qui serve la défense d'Israël.
    Les missions d'occupation et d'oppression ne servent pas cet objectif – et nous ne prendrons aucune part à ces missions.
     » [1]

Ainsi naquit le mouvement « Courage de Refuser ». Deux livres viennent de paraître en France sur ceux que l’on a appelés les « Refuzniks » [2]. Celui de Ronit Chacham révèle surtout la brutalité de l’occupation et de la colonisation des territoires palestiniens. Celui de Fabienne Messica et Tamir Sorek retrace l’histoire et analyse les débats que suscite ce mouvement en Israël et en France.
 
Les neuf entretiens de soldats et d’officiers, conduits par Ronit Chacham, possèdent la forte charge émotive liée au témoignage d’acteurs qui, situés dans le camp de l’oppresseur, en condamnent les fondements.
 
Ces hommes racontent dans le détail la routine des missions de Tsahal : les contrôles aux check-points où les travailleurs palestiniens attendent pendant des heures avant de passer ou d’être refoulés selon l’humeur du chef de poste ; les fouilles des maisons, surtout la nuit, pour rechercher des tracts ou des armes ; la mobilisation permanente de l’armée pour protéger les colons.
 
Ils expriment aussi les raisons de leur refus de participer à des missions qui visent à détruire un peuple en occupant sa terre, en détruisant ses maisons, en tuant ses enfants. Elles sont avant tout morales, mais aussi politiques.
 
Le lieutenant de réserve Yaniv Iczkovitz découvre « dans une circonstance très quelconque » que les Palestiniens sont des êtres humains : « Un matin, dans la guérite, sans raison particulière, j’ai observé à la jumelle une famille palestinienne qui vivait juste à côté. Je les ai vus se lever, habiller les enfants, puis ceux-ci sont partis à l’école tandis que les grands-parents allaient travailler dans les serres. Ils logeaient dans un baraquement pitoyable, avec un toit en fer-blanc. Plus tard, après le repas, ils se sont reposés et ont fumé le narguilé. Puis les enfants sont rentrés de l’école et ont commencé à aider les adultes. Je les ai observés pendant six heures, j’ai vu leur existence dans le moindre détail, et cela m’a fait souffrir. »
 
Le commandant de réserve Rami Kaplan dénonce les mouvements de gauche israéliens, du parti travailliste au Meretz, qui sont responsables de l’occupation et la colonisation des territoires palestiniens : « C’est le parti travailliste qui a décidé d’occuper les territoires. » « C’est aussi le parti travailliste qui a créé les premières colonies, dont celles du Goush Emunim. » [3]
 
Le lieutenant de réserve Yuval Lotem évoque les limites et les perspectives du mouvement : « Nous devons avoir un message dépourvu de toute ambiguïté appelant les gens à refuser, et pas seulement demander leur soutien. Cela provoquera une riposte réclamant l’ouverture de poursuites judiciaires contre nous, c’est inévitable. Le problème est que notre mouvement a peur de se couper des masses. Mais il demeurera marginal s’il n’appelle pas à résister. »
 
Malgré l’introduction qui plante le décor politique et socio-culturel du mouvement des refuzniks, le lecteur non averti n’a pas les moyens de comprendre les débats que ce mouvement suscite au sein de la société israélienne.
 
Le livre de Fabienne Messica et Tamir Sorek comble en grande partie cette lacune.
 
Les auteurs rappellent les contradictions de la société israélienne dans laquelle certains sont plus égaux que d’autres. Les ashkénazes, originaires d’Europe, sont supérieurs aux séfarades, originaires du Moyen-Orient, qui sont eux-mêmes supérieurs aux nouveaux migrants en provenance de l’ex-URSS. En bas de l’échelle sociale se situent les citoyens arabes d’Israël qui ne bénéficient pas des mêmes droits démocratiques que les Juifs israéliens.
 
Pour comprendre l’enjeu du défit des refuzniks, ils rappellent aussi le rôle fondamental de Tsahal pour les sabras c’est-à-dire les générations nées en Israël : « l’éducation des sabras s’est caractérisée par une double influence, celle d’une présence maternelle attentive et celle d’un enseignement militaire aux vertus, elles aussi éducatives. »
 
Tous les Israéliens accomplissent le service militaire obligatoire à 18 ans pour une période de trois ans. Presque tous, car les ultra-orthodoxes en sont exemptés et les citoyens arabes d’Israël en sont exclus. Ensuite, les hommes sont obligés de servir plusieurs semaines par an en tant que réservistes. L’armée « sert de ticket d’entrée » à tous les postes de responsabilité.
 
Or, depuis l’invasion du Liban en 1982, Tsahal est en crise. Le mythe d’une armée défensive s’est écroulé. Elle apparaît de plus en plus clairement comme une armée d’occupation des territoires palestiniens au service des seuls colons israéliens et comme une armée chargée de mettre en place un régime d’apartheid. L’occupation corrompt et elle corrompt avant tout l’occupant, car un peuple qui en opprime un autre n’est pas un peuple libre.
 
Les attentats contre des civils en Israël compliquent la situation d’une manière dramatique pour les Israéliens et les Palestiniens qui veulent négocier une solution. Á ce propos, les auteurs oublient de rappeler que les gouvernements israéliens ont volontairement marginalisé Arafat et l’Autorité palestinienne au profit du Hamas. Ce qui permet aujourd’hui à Sharon de légitimer l’occupation et la colonisation au nom de la lutte contre le terrorisme.
 
Les deux peuples sont les otages de l’affrontement sanglant entre deux projets nationalistes, qui repoussent à la fois la partition sur la base des frontières internationalement reconnues de 1967 et la création d’un État bi-national. Dans ce contexte, le mouvement des refuzniks apparaît comme le symptôme d’une crise politique. Face à la fuite en avant des responsables politiques derrière les colons ultra-orthodoxes, des officiers et des soldats refusent de « commettre des crimes de guerre » au nom du sionisme.
 
En France, le débat est parasité par les amalgames simplistes et les réflexes pavloviens des communautarismes ethniques ou religieux. En fait de débat, on assiste plutôt à des tirs croisés de déclarations assassines, qui reproduisent d’une manière caricaturale les tirs à balles réelles en Israël-Palestine. En définitive, personne ne rend réellement service au camp qu’il prétend défendre contre l’autre.
 
L’auteur navigue dans les eaux troubles des racismes latents ou exprimés en tentant de maintenir le cap sur « une porte étroite : l’exigence forte d’une justice humaine, donc fruit d’un compromis, contre une justice divinisée et vengeresse. » Elle décortique toutes les ambiguïtés des uns et des autres sans en venir à bout. Peut-être parce que tout le monde utilise le conflit israélo-palestinien comme alibi pour défendre sa propre cause.
 
En fin de compte, écoutons-nous vraiment les propos dérangeants des refuzniks israéliens ? Par exemple, ceux du sergent-chef Shamai Leibowitz : « Il ne peut y avoir de paix entre occupant et occupé ; c’est un peu comme si on demandait qu’il y en ait une entre le violeur et sa victime pendant le viol même. L’occupation doit d’abord prendre fin, parce que c’est un viol moral. Ensuite, nous pourrons commencer à discuter d’arrangements à long terme. »
 
Serge LEFORT
2 mai 2003


[1] Source : http://www.educweb.org/AlterFocus/Dossiers/Israel/Petition.htm. Il existe plusieurs variantes de la traduction de cette déclaration. Voir aussi :
http://www.paix-en-palestine.org/doss/coudecla.htm,
http://www.cedetim.org/palestine/TexteFabienne.html.

[2] CHACHAM Ronit, Rompre les rangs - Être Refuznik dans l'armée israélienne, Fayard, 2003.
[2] MESSICA Fabienne et SOREK Tamir, Refuzniks israéliens - Ces soldats qui refusent de combattre en territoires occupés, Agnès Viénot, 2003.

[3] Mouvement religieux nationaliste selon lequel les Juifs ont le droit de s’établir sur tout ce qui constitue le « Grand Israël ».

© Serge Lefort - Desde Coyoacán