Jean MARKALE (écrivain)
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MAJ le 03/03/2023
ARTICLES
Articles : Persée
LIVRES
Bibliographie : Babelio
Livres : Zlibrary
Jean MARKALE, Le cycle du Graal (8 tomes), 1992
1 La naissance du roi Arthur
Aux sources vives de la tradition européenne Le patrimoine de l'humanité comprend non seulement les moments architecturaux les plus spectaculaires du passé, mais toutes les œuvres de l'esprit sous quelque aspect qu'elles se présentent. Elles témoignent toutes des grandes étapes de l'aventure humaine depuis l'aube des temps, surtout lorsqu'elles ont été véhiculées de génération en génération par la mémoire collective des peuples. Ainsi ont survécu et perduré les grands mythes essentiels sans cesse réactualisés au cours des siècles par des récits mythologiques, épopées ou sagas, sous lesquels se dessinent les schémas les plus archaïques, adaptés aux conditions matérielles, psychologiques et intellectuelles des groupes humains qui les ont recueillis ou conservés. Le Mahâbhârata indien, la Bible hébraïque, le Gilgamesh assyro-babylonien, l'Odyssée grecque, les Eddas scandinaves, le Kalevala finlandais - même dans sa reconstitution conjecturale - sont, parmi beaucoup d'autres, des témoignages irrécusables de cette mémoire qui se déroule constamment à travers la multiplicité des images signifiantes. De plus, à cet intérêt documentaire, à cette précieuse connaissance de l'évolution humaine qu'apportent ces récits, s'ajoute un intérêt esthétique, car la beauté, quelle qu'elle soit, n'est jamais absente de telles œuvres, en garantissant même ainsi la pérennité. On peut cependant s'étonner que, dans ce grand livre d'heures de la mémoire universelle, les récits celtiques, ou d'origine celtique, soient, sinon absents, du moins fort peu présents. C'est d'autant plus surprenant si l'on se souvient que les peuples de civilisation celtique ont, pendant plusieurs siècles avant notre ère, occupé les trois quarts de l'Europe, et se maintiennent encore dans la frange atlantique de ce même continent. Il y a certes de multiples raisons à cette demi-absence, la principale étant que ces peuples celtes n'ont pas laissé de témoignage écrit avant leur christianisation. On pourrait aussi argumenter sur le fait que la civilisation celtique a été celle de peuples vaincus qui se sont marginalisés ou ont été absorbés dans d'autres cadres culturels. Pourtant, depuis les progrès de la philologie, d'innombrables épopées irlandaises en langue gaélique ainsi que des récits en langue galloise ont été tirés de l'oubli et de la poussière de manuscrits jusqu'alors indéchiffrés. Et surtout on a, pendant longtemps, voulu ignorer qu'une abondante littérature médiévale, connue sous l'appellation de "cycle arthurien", ou de "romans de la Table Ronde", rédigée tant en français qu'en latin, en anglais, en occitan, en italien, en allemand et même en scandinave, tire incontestablement ses sources d'une tradition celtique très ancienne. Certes, certains personnages de cet immense cycle d'aventures extraordinaires ne sont pas des inconnus pour le grand public, et ils sont souvent passés dans une sorte de "folklore" aux contours quelque peu flous : l'enchanteur Merlin, la fée Viviane, le beau Lancelot du Lac, l'imposant roi Arthur sont des ombres désormais familières sur l'écran de l'imaginaire contemporain. Ils sont même parmi les héros les plus prisés des amateurs de "jeux de rôles", ces étranges et parfois inquiétants rituels d'une jeunesse désemparée à la recherche de structures mythologiques susceptibles de reconstruire un monde bouleversé. Et puis, lorsque rien ne va plus dans une quelconque société, on se hâte d'organiser une "table ronde", autour de laquelle peuvent s'asseoir, dans une égalité de principe, des interlocuteurs d'esprits divergents en mal de consensus. N'est-ce pas là un hommage indirect rendu à cette fameuse Table Ronde parrainée par Merlin et Arthur (par le druide et le roi) en vue de constituer un univers fraternel, parfaitement idéal et utopique, où se trouve réalisée l'harmonie entre le collectif et l'individuel ? Quant au mystérieux Graal, même si personne ne sait ce que c'est, il relève du vocabulaire courant, surtout en cette période d'angoisse et de turbulence spirituelle : chercher le Graal, c'est finalement se chercher soi-même au milieu des pires aveuglements, et, en définitive, chacun de nos contemporains, à quelque degré que ce soit, consciemment ou non, accomplit sa "quête du Graal". C'est dire l'importance toute particulière que revêtent ces récits surgis d'un très lointain passé. À travers l'extraordinaire, le merveilleux, le fantastique, ils définissent une règle de vie que nous avons non pas perdue mais négligée. Et, à l'heure où l'on tente, avec courage mais dans la plus grande confusion, de construire l'Europe, ou plutôt de la reconstruire comme on assemble les débris d'un vase de porcelaine, quand chaque peuple essaie de concilier son nationalisme agressif hérité des péripéties de l'histoire et sa volonté altruiste de fraternité universelle, ce cycle du Graal et du roi Arthur peut apparaître, non pas comme un modèle, mais comme une extraordinaire source de réflexions. Car, après tout, il s'agit là, sous une forme symbolique et imagée, d'une véritable synthèse des pulsions fondamentales des peuples qui ont constitué l'Europe, et dont nous sommes, qu'on le veuille ou non, les héritiers authentiques. Le succès de ces Romans de la Table Ronde, au cours du Moyen Âge, ne s'explique pas autrement : chacun y trouvait quelque chose de lui-même. Et c'est sans doute le moment opportun de leur rendre leur dimension originelle en tant que témoignage d'une tradition européenne trop longtemps mise en sommeil. La légende prétend que le roi Arthur n'est pas mort : il se trouve "en dormition", quelque part, au milieu de l'océan, dans une énigmatique île d'Avalon, veillé par les fées, et, un jour, il se réveillera et reviendra, étreignant dans sa main l'épée de souveraineté, afin de reconstituer le royaume idéal que les puissances des ténèbres l'avaient autrefois empêché de réaliser. Millénarisme ? Peut-être, mais hautement significatif. Les œuvres littéraires les plus célèbres - mais il en est de même pour toute œuvre d'art - sont celles qui s'adressent au plus profond de l'inconscient humain. Elles ne font qu'exprimer, grâce à des techniques particulières de mémorisation et sous des formes concrètes, un ressenti qui n'ose point parvenir jusqu'au seuil de la conscience logique. C'est aussi le cas des épopées, des grands récits mythologiques dont les auteurs, la plupart du temps anonymes, parfois collectifs, sont les transcripteurs de données antérieures constamment remises à jour selon les circonstances. Longtemps considérées comme des œuvres maladroites, comme des récits naïfs d'une époque révolue où régnaient le désordre et l'irrationnel, les épopées apparaissent maintenant comme de grandes créations de l'esprit, aussi bien dans leur aspect esthétique que dans leur contenu. Encore faut-il les appréhender et les connaître dans leur authenticité. Et c'est là que les difficultés commencent, en particulier pour les récits celtiques ou d'origine celtique. Car ils constituent une sorte de corpus inorganisé, un ensemble de textes d'époques et de langues différentes, une suite d'épisodes le plus souvent fragmentaires et parfois inachevés ou même contradictoires : dans ces conditions, s'arrêter à une seule œuvre ne peut permettre d'en tirer des conclusions d'ordre général. Le Graal, dans le poème français de Chrétien de Troyes, Perceval, est un objet mystérieux, un simple récipient dont l'auteur ne nous dit pas ce qu'il contient. Trente ans plus tard, l'un des continuateurs de Chrétien de Troyes en fait un calice contenant le sang du Christ et, au milieu du XIIIe siècle, la version dite "classique" ou encore "cistercienne" de la légende le présente comme l'écuelle qui servit à Jésus pendant la Cène. Quant à Wolfram von Eschenbach, auteur de la version allemande du Parzival, au début du XIIIe siècle, il nous montre le Graal comme une mystérieuse pierre tombée du ciel et sur laquelle, chaque vendredi, une colombe vient apporter une hostie. Et, dans certaines versions, le héros du Graal est Perceval (ou Parzival, ou Perlesvaux, ou Peredur), tandis que dans la version cistercienne, c'est le pur Galaad, fils de Lancelot du Lac, qui est l'heureux découvreur du vase sacré. Dans ces conditions, il n'est guère aisé de s'y reconnaître, et encore moins de prétendre que telle ou telle version est la bonne, ou du moins la plus conforme à un éventuel original qui aurait été perdu.
2 Les chevaliers de la Table Ronde
Refaire le Monde. Les innombrables récits médiévaux qui constituent ce qu'on appelle les Romans de la Table Ronde, bien qu'étant dus à de multiples auteurs, bien qu'étant écrits en différentes langues, bien qu'étant dispersés sur un long espace temporel et géographique, forment cependant une totalité, et il est bien difficile de ne pas supposer, à travers leur diversité, une probable unité de conception, sinon de composition. Éclos, ou plutôt scriptés entre le XIe et le XVe siècle, ils se présentent comme une suite d'épisodes, d'aventures héroïques ou merveilleuses à travers lesquels se dessine un plan d'ensemble qui est incontestablement d'origine mythologique et remonte ainsi à cette "nuit des temps" si favorable à l'explication symbolique du monde. Car c'est toujours le "il était une fois", c'est-à-dire le in illo tempore des évangiles dominicaux, qui introduit et domine une tradition ayant pour objectif de relier la vie contemporaine à des temps mythiques où tout était potentialité pure, ce qui justifie d'emblée les moindres contradictions de l'Histoire considérée comme une ligne continue, avec ses variantes, ses fréquences et ses distorsions. Et il est bien évident que les Romans de la Table Ronde, traversés par des héros fulgurants comme Lancelot du Lac, l'enchanteur Merlin, la fée Morgane et autres personnages cristallisant l'action humaine dans une direction déterminée, obéissent aux mêmes lois inéluctables de la mémoire ancestrale, à la fois irrationnelle et logique, paradoxale et soumise aux idéologies successives qui régissent les sociétés au fur et à mesure de leur degré d'ouverture sur l'échelle du Temps. Il faut toujours éviter de tomber dans les pièges du définitif et se libérer de toute contingence pour tenter d'atteindre l'infinitif. C'est pourquoi, semble-t-il, tant d'auteurs, romanciers, conteurs ou poètes, se sont lancés hardiment dans cette aventure invraisemblable qui consiste à tracer les points de repère d'une "quête du Graal" sans cesse commencée et jamais terminée. Les Romans de la Table Ronde forment un "cycle" dont le point central est cet objet mystérieux, présent dans l'imaginaire et paradoxalement plus présent par son absence parce qu'il cristallise à lui seul les pulsions énergétiques des humains à la recherche de la plénitude. À la fois objet de méditation spirituel et révélateur de prouesses, le Graal n'est qu'un prétexte à l'action humaine mais, par là, il conditionne le comportement individuel et collectif de cet étrange compagnonnage que représente la chevalerie de la Table Ronde, tous étant à égalité auprès du roi, et pourtant si dissemblables, et tous responsables autant d'euxmêmes que de la collectivité. Il y a là matière à d'amples réflexions sur la condition humaine et sur le délicat équilibre entre l'individu et le groupe, agglomérat (et non pas addition !) de volontés individuelles et de schémas communautaires. À ce compte, on peut dire que les récits dits arthuriens ont les mêmes buts que les fameux exempla dont usaient et abusaient, au Moyen Âge, les prédicateurs et sermonneurs de tous bords lorsqu'ils voulaient atteindre le noyau de conscience de leurs auditeurs : il fallait réveiller dans cette conscience le désir d'accomplir, le désir de participer, d'une façon ou d'une autre, à la grande création universelle provoquée par le dieu au nom imprononçable de la Bible, confiée ensuite au genre humain, parce que ce deus agens avait décidé de devenir deus otiosus et de se retirer, le septième jour, pour voir comment ses "émanations" allaient pouvoir continuer l'oeuvre entreprise. En fait, ce thème du "dieu agissant" qui décide de devenir "dieu oisif" domine largement la seconde époque de l'épopée arthurienne. Arthur, jeune homme apparemment issu d'une famille modeste, honnête mais sans gloire, a été choisi par les puissances surnaturelles (est-ce par le Dieu des chrétiens ou par les étranges divinités celtiques invoquées par Merlin ?) : il est parvenu à retirer l'épée de souveraineté du perron dans lequel elle était fichée. Il est l'élu, celui qui a été choisi par une intelligence qui dépasse celle des hommes. Et là réside le problème : car, au XIIIe siècle, époque à laquelle s'organise le cycle légendaire arthurien, et à laquelle s'appliquent les règles sophistiquées de la monarchie de droit divin, le principe énoncé par saint Thomas d'Aquin fait force de loi : a Deo per populum, "Issu de Dieu à travers le peuple". Il ne suffit pas d'être reconnu par Dieu pour être roi, il faut également l'être par le peuple, et Arthur, même s'il brandit l'épée flamboyante Excalibur, qui lui est incontestablement confiée, ne peut exercer sa fonction royale que s'il est accepté par le peuple, autrement dit par les princes de ce monde dont il n'est en dernière analyse que le primus inter pares, le princeps, la "tête", le "premier entre ses égaux". Et tel n'est pas le cas au début de cette aventure chargée de significations diverses où se mêlent les données sociologiques, les impératifs politiques, les spéculations métaphysiques et les croyances religieuses. Arthur, même élu de Dieu, n'est rien sans ses pairs, car il n'est ni un despote à la mode orientale ni un dictateur à la mode romaine, il est un roi, un homme qui, au sens étymologique du terme indo-européen dont le mot roi est issu, doit rayonner autant qu'il le peut sur le royaume et sur ceux qui le constituent. C'est dire le rôle essentiel du roi dans cette organisation sociale que tentent de mettre au point les concepteurs de la légende. L'origine celtique d'Arthur ne fait plus aucun doute : il porte sur lui, quel que soit son degré d'intégration à l'image de la royauté chrétienne médiévale, des caractéristiques qui sont à rechercher dans les structures spécifiques des sociétés celtiques anciennes. Il est le pivot du royaume, lequel s'organise autour de lui. Mais lui-même est statique : une fois qu'il a prouvé sa valeur, sa conformité avec l'idéal, une fois qu'il est apparu dans tout son "éclat", il peut se dispenser d'agir lui-même, confiant la mise en œuvre de l'action à ceux qu'il juge capables de la mener à bien. Et dans ce rôle de pivot, il est aidé par le druide, son alter ego d'ordre spirituel pour ne pas dire magique : le druide et le roi forment le sommet de la pyramide sociale des anciens Celtes, reconstituant ainsi le duo mythologique indo-européen Mitra-Varuna, le premier étant le dieu des contrats juridiques et de l'équilibre statique, le second le dieu qui dérange systématiquement l'ordre établi dans le but d'assurer l'évolution constante de la société. Le roi et le druide sont le Lieur et le Dé-lieur, et rien ne peut se faire sans eux. Or, dans la légende arthurienne, ils sont présents d'une façon incontestable : ce sont Arthur et Merlin. Et c'est à eux qu'incombe la lourde charge de refaire le monde, soit d'organiser, dans un cadre contemporain, donc chrétien (il ne peut en être autrement dans l'Europe occidentale des XIe - XVe siècles), une société idéale de type horizontal, caractéristique du système celtique, bâtie sur des rapports interindividuels qui ne sont jamais en opposition avec les rapports entre les individus et la collectivité. Le roi n'est jamais un tyran aveuglé par une soif de puissance : il n'est que la cristallisation des pulsions de ceux qui gravitent autour de lui, telle une étoile aux multiples planètes, chacune de celles-ci évoluant selon son rythme propre, sa trajectoire spécifique, circulaire ou en ellipse, sa coloration, sa luminosité, sa masse et ses vibrations. Et l'ensemble forme un système cohérent dans son apparente incohérence. D'où l'importance du symbole de l'ours dans cette histoire : le nom d'Arthur provient d'un mot celtique qui signifie "ours", et, effectivement, tout au long de ses aventures, il est tantôt en période d'activité, tantôt en période de latence, d'hibernation, ce qui justifie les nombreux rebondissements de l'épopée.
3 Lancelot du Lac
Celui qui devait venir. À considérer l'ensemble des multiples épisodes qui constituent la grande épopée arthurienne, et dont le couronnement sera l'étrange Quête du Graal, on discerne aisément les éléments d'une subtile théogonie devenue, par une sorte de jeu littéraire, une fantastique cosmogonie où rien n'est laissé au hasard. Chaque personnage apparaît au moment opportun, chargé non seulement de sa propre histoire mais aussi de celle des autres, de cette collectivité d'abord informelle puis régie selon des normes précises. Le but avoué est de créer sur cette terre une société parallèle à celle qui est supposée exister dans un autre monde, le monde des "idées pures" si cher à Platon et aux néo-platoniciens, dont le plan est tracé par Dieu dans le chemin des étoiles et que les êtres humains doivent retrouver coûte que coûte s'ils veulent aller au bout de leur destin, s'ils veulent enfin accomplir ce qui a été prévu de toute éternité. Mais les êtres humains sont doués de liberté, et cette liberté, dont l'apprentissage n'est pas toujours réussi, peut les conduire en des impasses d'où il n'est pas toujours possible de revenir indemne. L'erreur est toujours pardonnable, mais elle laisse des blessures qui ne se guérissent jamais vraiment. Tout cela pose le problème, terriblement actuel, du déterminisme (voire du fatalisme) qui marque la recherche scientifique dans son ensemble, et plus particulièrement du "conditionnement" de l'individu humain qui serait emprisonné dans un programme génétique savamment mis au point, on ne sait d'ailleurs par quelle entité supérieure, au cours d'un "bigbang" aussi mystérieux qu'une équation mathématique prétendant expliquer le monde et l'existence. Mais les auteurs du cycle arthurien, loin de tomber dans le piège de l'analyse, tentaient de réintégrer l'humain dans une dimension cosmique à l'aide de notions simples et concrètes, matérialisées par des aventures, au sens étymologique du terme, c'est-à-dire des événements "sur le point d'arriver", ce qui laissait, nul ne peut en douter, une certaine incertitude sur un futur à la fois proche et lointain, néanmoins riche de potentialités en tout genre. Les romans arthuriens déroulent leurs arcanes majeurs sur une scène constamment bouleversée, alternativement soumise aux influences de l'ombre et de la lumière, où se débattent des acteurs qui semblent avoir oublié leur texte et qui improvisent, au fil des minutes, un jeu dramatique dont ils n'ont plus conscience des significations réelles. Pourtant, le plan divin, quel que soit le nom du dieu invoqué, est présent, dans le labyrinthe déroutant d'une forêt de Brocéliande parfaitement mythique, dont les sentiers, d'abord larges et somptueux, se perdent dans des fouillis de broussailles où dominent les ajoncs, ces arbustes qui égratignent au passage les imprudents désireux de continuer à errer à travers l'obscur, dans l'espoir fou de découvrir la clairière où se dressent les structures immanentes du château du Graal. Il y a pourtant des guides dans cette forêt. Toutes ces errances, qui peuvent paraître invraisemblables à des esprits mûris dans la logique méditerranéenne binaire héritée d'Aristote, ont été préparées de longue date par des précurseurs qui, chacun dans son époque, ont dévoilé une partie du message originel, celui qui a été perdu - symboliquement - durant l'épisode de la tour de Babel. Puis est apparu Merlin devant le roi Vortigern, traître, dictateur mais tristement faible par rapport au divin, avec toute sa verve diabolique, lui, l'enfant d'un démon incube, connaissant ce qui a été, ce qui est et ce qui sera. Merlin a été le "diable", "celui qui se jette en travers", le "provocateur" nécessaire à toute progression de l'aventure humaine, le prophète inspiré qui prêche le faux pour que surgisse le vrai, le "magicien" qui dérange l'ordonnancement d'un monde pourrissant pour que ce monde puisse renaître de sa dissolution et parvenir sinon à sa perfection, du moins à une étape supérieure de son évolution. Merlin, le diable… C'est-à-dire celui qui détruit le "ce qui va de soi" pour introduire la notion d'accomplissement. Merlin, le "Fou du Bois", qui vient réconcilier les inconciliables, le Bien et le Mal, et restaurer l'état primitif d'harmonie entre la Nature et l'Homme, en faisant prendre conscience à celui-ci qu'il possède en lui l'Esprit, ce qu'on avait tendance à oublier dans les turbulences théologiques qui, marquées par le passage de l'art roman à l'art gothique, allaient conduire, au cours des XIIe et XIIIe siècles, aux stérilités de la Scolastique. Mais Merlin n'est là que pour montrer le chemin, pour organiser un monde en pleine dérive, symbolisé par un royaume de Bretagne parfaitement mythique et inexistant sur le plan des réalités, déchiré entre toutes ses pulsions contradictoires. Il a remis en place le roi Vortigern, l'usurpateur, redonné le sceptre à la lignée légitime, celle d'Emrys et de son frère Uther Pendragon ; il a réintégré le royaume dans ses dimensions idéales, établi, pour Uther, ce mystérieux ordre de la Table Ronde à l'image de la confraternité chrétienne des premiers âges. Cela est absolument conforme à l'esprit celtique qui animait les héros des anciens temps : réaliser l'unité entre les tendances nouvelles (chrétiennes) et l'héritage du passé (le druidisme), et surtout, constatant l'incapacité d'Uther à aller plus loin, il a agi, de façon trouble et ambiguë, pour procurer à celui-ci un fils digne de sa haute mission tout en se réservant le droit d'en être le "parrain" effectif. Car, en réalité, Merlin est le père spirituel de ce fabuleux roi Arthur autour duquel va se constituer le nouveau royaume terrien, dans l'attente du royaume célestiel que seront seuls à connaître les découvreurs du Graal. Merlin est une sorte de démiurge chargé de donner au royaume ses structures, chargé de préparer les routes sinueuses qui mèneront au Graal, mais ce n'est pas à lui d'agir : se retirant du monde comme Iahweh au septième jour, il devient le deus otiosus qui, ayant confié ses pouvoirs aux humains, attend d'eux qu'ils poursuivent l'achèvement de sa création. Merlin a donc disparu de la surface de la terre. Il a choisi le retrait dans l'amour de Viviane, la timide - mais perverse - jeune fille qu'il a initiée aux grands secrets du monde. Car, il faut le remarquer, c'est à deux femmes que Merlin a dispensé son enseignement occulte, et non pas à des disciples mâles. Déjà, dans la version primitive de la légende, c'était à sa soeur Gwendydd qu'il confiait son don de prophétie. C'est maintenant, dans la légende évoluée, et chargée d'éléments hétérogènes, à deux êtres féminins qu'il transmet son héritage de démiurge : à Viviane, jeune vierge devenue la somptueuse Dame du Lac, image maternelle de la Déesse des Commencements, et à Morgane, la demi-soeur du roi Arthur, image inversée de cette Déesse des Commencements, provocatrice et fauteuse de troubles, mais pourtant celle qui recueillera, en fin de parcours, tout l'héritage de cette immense spéculation sur le monde mise en place au temps où il était l'Enchanteur, le Druide, le Démiurge. Morgane et Viviane, la nuit et le jour, l'ombre et la lumière, ne sont en fait que les prolongements du personnage ambigu qu'était Merlin, le Fou et le Sage, le Noir et le Blanc, le Druide et le Prêtre, le Fils du Diable et d'une Sainte Femme. Aux autres de choisir l'écueil contre lequel va se fracasser leur navire… Car Merlin s'est contenté de mettre en place les éléments d'une gigantesque machinerie dont le fonctionnement va être l'oeuvre d'acteurs prévus - et prédits - par lui. C'est d'abord et bien évidemment Arthur, authentique fils spirituel de Merlin dont celui-ci a tracé le destin sans pouvoir toutefois franchir les limites du libre arbitre. Bien avant d'être reconnu comme roi, Arthur a commis une faute - sans le savoir, mais la faute est quand même réelle -, dont Merlin sait qu'elle provoquera la fin de l'aventure : l'ombre de Mordret, fils incestueux d'Arthur, rôde sans cesse sur le royaume comme une menace, l'image de ces géants de la mythologie germano-scandinave qui, on le sait d'avance, envahiront un jour le domaine des dieux pour le détruire en un gigantesque embrasement. La première idée d'Arthur a été de faire disparaître cet enfant maudit afin de sauver le royaume, et il a même enclenché un savant processus pour effacer cette faute. Alors, Merlin s'est dressé contre lui, lui faisant reconnaître qu'un meurtre, condamnable en lui-même, ne pourra jamais lever la malédiction. Fatalisme ? Peut-être, mais c'est surtout la prise de conscience de la responsabilité individuelle dans le collectif qui est ici mise en évidence : après l'acte d'un individu, rien ne sera plus comme avant dans toute l'humanité, car chaque être vivant appartient au cosmos dont il n'est qu'une parcelle liée indissolublement à toutes les autres parcelles. Et, tant bien que mal, Arthur, privé de la présence de Merlin, devra assumer son rôle avec toute la responsabilité qui pèse sur lui.
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4 La fée Morgane
L'ombre de Merlin. Ce matin la fille de la montagne tient sur ses genoux un accordéon de souris blanches. André BRETON (Fata Morgana). Quand, en décembre 1940, réfugié à Marseille dans une zone dite libre, André Breton écrivait un long poème d'amour auquel il donnait le titre latin de Fata Morgana, il savait inconsciemment très bien ce qu'il faisait. Car, sous les orages des débuts de la Seconde Guerre mondiale, à quoi, ou qui, pouvait-on se raccrocher pour éviter de tomber dans le vide absolu, sinon à une figure mythique et symbolique surgie du plus profond de l'imaginaire humain ? Et la Fata Morgana, autrement dit la Fée Morgane, cristallisation de l'éternelle femme magicienne et enchanteresse, était sans doute la seule à pouvoir encore conjurer les mauvais sorts qui s'abattaient sur l'Europe et sur un monde toujours endormi dans l'hébétude. Il faut bien avouer que la Fée Morgane exerce une fascination particulière ; et c'est peut-être parce que c'est le personnage le plus mystérieux, le plus énigmatique de toute la tradition arthurienne. D'abord, Morgane est très mal connue, sans doute parce qu'elle semble trop "sulfureuse" et qu'elle a été souvent occultée dans les récits christianisés du Moyen Âge. Ensuite, on la confond sans raison avec la fée Viviane, la Dame du Lac1, et on en fait la mère de Mordret, destructeur de la société arthurienne, ce qui n'apparaît pourtant dans aucun texte. Tout vient de la confusion entretenue entre le nom de Morgause (Margawse dans la compilation anglaise tardive de Thomas Malory), qui est, dans certains textes, la femme du roi Loth d'Orcanie, c'est-à-dire Anna, une autre soeur d'Arthur, et le nom de Morgane, ou Morgue, qui ne figure, au départ, que dans les textes continentaux. La fée Morgane est en effet totalement absente des récits primitifs gallois concernant le mythe arthurien et le cycle du Graal. Ce n'est que dans la version galloise de l'Érec et Énide de Chrétien de Troyes qu'on pourrait la retrouver : encore faut-il préciser qu'il ne s'agit pas d'une femme, mais d'un homme, Morgan Tut, chef des médecins d'Arthur, et bien entendu dépositaire de toute la magie héritée des druides. Qui est donc en réalité cette Morgane que les textes français chargent volontiers de tous les péchés du monde ? Si l'on s'en tient à une étymologie celtique plus qu'évidente, le nom de Morgane provient d'un ancien brittonique Morigena, c'est-à-dire "née de la mer", dont l'équivalent en gaélique d'Irlande est Muirgen. Mais une telle interprétation ferait de Morgane une véritable fée des eaux, ce qui ne semble pas le cas. Pourtant, dans la tradition populaire de Bretagne armoricaine, on raconte souvent des histoires au sujet de mystérieuses marymorgans qui sont des êtres féeriques vivant dans les eaux de la mer. Et si l'on va plus loin, on découvre dans la toponymie française un certain nombre de rivières ou de fontaines qui portent des noms comme Mourgue, Morgue ou Morgon. Mais il s'agit d'eau douce, et non de la mer. Et cela ne correspond nullement au personnage décrit dans les romans arthuriens, femme-fée, vaguement "sorcière" au sens vulgaire du terme, et quelque peu nymphomane, ce qui n'est pas contradictoire mais contribue à la faire présenter comme un être maléfique. Fait étrange, on ne la trouve jamais auprès du personnage primitif d'Arthur, sauf sous l'aspect masculin de Morgan Tut. Certes, on pourrait dire qu'il y a eu féminisation du sorcier, le médecin, appartenant autrefois à la classe des druides, étant considéré comme expert en magies diverses. Mais le cas se complique lorsque l'on constate, dans la tradition continentale, la présence d'un grand géant qui porte le nom de Morgant ; cependant, il n'a rien voir avec Gargantua bien que Rabelais, bon connaisseur des légendes populaires, en ait fait l'un des ancêtres de Pantagruel, dans la plaisante généalogie dressée de celui-ci en son Second Livre. On trouve un récit très littéraire sur ce géant Morgant dans un ouvrage italien de 1 466, dû au Florentin Luigi Pulci, ouvrage qui fut bientôt traduit et imprimé en français et connut un immense succès au cours du XVIe siècle. Il s'agit de l'histoire de "Morgant le géant, lequel, avec ses frères, persécutait toujours les chrétiens et serviteurs de Dieu" ; mais ils furent, après de multiples péripéties, tués par le comte Roland, neveu de Charlemagne. Et si l'on en croit ce récit, Morgant habitait une grande montagne qui ne peut être que les Alpes, et l'action se prolonge dans le sud de l'Italie, dans les Pouilles très exactement, où se situe le fameux Monte Gargano qui porte le nom de Gargantua. Il faut évidemment prendre avec précaution ces récits de la Renaissance prétendument inspirés de la tradition populaire : la tendance de l'époque est à la "fabrication" de mythes lorsque ceux-ci justifient l'invraisemblance du déroulement romanesque. Mais il n'y a pas de hasard. En Bretagne armoricaine, un géant nommé "Ohès le Vieil Barbé", dans la chanson de geste qui porte le titre de Chanson d'Aiquin, est devenu, dans la tradition orale, un personnage féminin, Ahès, très vite confondue avec Dahud (= bonne sorcière), fille du roi Gradlon de la célèbre ville d'Is. Et actuellement encore, les antiques voies romaines de Bretagne armoricaine sont connues sous l'appellation de "Chemins d'Ahès". Quoi qu'il en soit de ce problème, Rabelais n'a jamais confondu le géant Morgant avec notre fée Morgane. Dans le même Second Livre, on peut en effet lire : "Pantagruel ouït nouvelles que son père Gargantua avait été translaté au pays des Fées par Morgue, comme le furent jadis Ogier et Arthur." Il ne fait d'ailleurs que reprendre un thème cher aux auteurs de son siècle, puisque, la même année 1 532, un anonyme avait publié des "Grandes Chroniques" où l'on voyait naître Gargantua de Grandgousier et Gargamelle, ceux-ci étant créés par la magie de Merlin, puis Gargantua se mettre au service du roi Arthur : "Ainsi vécut Gargantua, en la cour du très redouté et puissant roi Arthur, l'espace de trois cents ans, quatre mois, cinq jours et demi, justement, puis porté par Morgain la fée et Mélusine en féerie, avec plusieurs autres, lesquels y sont encore à présent." Cela montre l'importance des romans de chevalerie, des récits féeriques et du cycle arthurien au début de la Renaissance, en France. Quant à la différence entre les formes Morgue et Morgain, elle s'explique parfaitement : en vieux français, Morgue est le cas sujet (nominatif) et Morgain le cas régime (ancien accusatif latin) d'où est tirée la forme moderne Morgane. Autre fait troublant à propos de cette héroïne féerique, et qui n'est pourtant que le résultat d'une kabbale phonétique qui prête à rire : le mariage morganatique. L'exemple type, au XVIIe siècle, en a été l'union contractée par Louis XIV, devenu veuf, avec sa maîtresse, Madame de Maintenon. Il s'agissait d'un mariage secret, uniquement religieux, donc valable sur le plan spirituel, mais sans aucun effet sur ce qu'on ne nommait pas encore le "droit civil". En quoi donc le mariage dit "morganatique" a-t-il un rapport, même très vague, avec la fée Morgane ?
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5 Gauvain
La quête de l'impossible. Derrière la grande figure illuminée de Lancelot du Lac, qui éclipse parfois les compagnons de la Table Ronde, se dressent cependant des héros tout aussi valeureux, tout aussi indispensables à l'équilibre du royaume d'Arthur, et tout aussi importants par leur signification symbolique et mythologique. À trop admirer Lancelot, on risque ainsi de méconnaître Gauvain, le fils du roi Loth d'Orcanie et neveu d'Arthur, dont la réputation de bravoure et de courtoisie dépasse de loin les frontières du royaume imaginaire de Bretagne où s'accomplissent tant d'exploits dans la perspective, encore lointaine, de découvrir les grands secrets du Graal. Dans l'idéologie qui sous-tend les romans du cycle arthurien, le roi n'est rien sans ses guerriers. L'Arthur historique n'était d'ailleurs même pas un roi : il n'était que dux bellorum, d'après les textes les plus anciens le concernant, c'est-à-dire "conducteur de guerres". Mais, depuis les temps les plus reculés, puisque l'on n'a pas pu faire que le juste fût fort, selon les termes mêmes de Blaise Pascal, il a bien fallu se résoudre à accepter que le fort fût juste : ainsi est née la fonction royale. Mais le roi n'est que le primus inter pares : il est issu de la classe des guerriers et peut, à tout moment, être déchu, rentrer dans le rang s'il se révèle incapable de mener les affaires du royaume - et, en premier lieu, sa défense. À côté, la classe sacerdotale veille, et dans la société de type celtique qui est, en dernière analyse, celle dans laquelle évolue Arthur, le roi ne peut rien faire sans le druide. On a vu le rôle joué par Merlin auprès d'Uther Pendragon et surtout auprès d'Arthur : Merlin, en bon successeur des druides, apporte sa caution à la souveraineté d'Arthur, faisant accepter celle-ci bon gré mal gré à tous les guerriers du royaume. Et même disparu dans sa tour d'air invisible, l'Enchanteur demeure terriblement présent dans les esprits ; il guide inconsciemment les actions individuelles et collectives, il veille à préserver le fragile équilibre qu'il a réussi à instaurer. Or, et ceci, il ne faut pas l'oublier, après la disparition de Merlin, le seul être humain - en dehors de Morgane, mais là, c'est une autre affaire ! - qui entende sa voix, c'est Gauvain. Se-rait-il donc dépositaire des secrets de Merlin et destiné, auprès du roi, à entraîner derrière lui la masse des guerriers (futurs chevaliers des récits), afin que la puissance dont Arthur n'est que le dépositaire consensuel atteigne sa pleine efficacité ? Gauvain occupe en effet une place très particulière : il est l'aîné des neveux d'Arthur, le fils de sa sœur aînée, Anna (nommée parfois Morgause), en fait, sa demi-sœur puisqu'elle est la fille du duc de Cornouailles et non d'Uther Pendragon. Certes, du roi Loth, celle-ci a eu d'autres enfants, mais si preux soient-ils, Agravain et Gahériet ne jouent qu'un rôle secondaire. Quant au benjamin, Mordret (parfois appelé Medrawt), il est, comme on sait, entaché de malédiction. Dans la légende primitive d'Arthur, telle qu'elle peut être reconstituée d'après les textes latins antérieurs aux récits dits de la Table Ronde, Mordret ne semble pas avoir eu de lien de parenté avec Arthur : il n'était qu'un rival, à la fois politique, militaire et sur le plan sentimental. Ce n'est que progressivement qu'on en a fait le neveu d'Arthur, voulant sans doute montrer l'opposition quasi manichéenne entre le "bon" neveu Gauvain et le "mauvais" neveu Mordret. Et à partir de Robert de Boron, on a noirci encore davantage Mordret en faisant de lui le fils incestueux d'Arthur, donc un "impur", afin de mieux mettre en valeur la "pureté" de Gauvain. Or, en tant que neveu, fils de sa sœur, Gauvain est, selon les antiques coutumes celtiques qui privilégiaient la filiation matrilinéaire, l'héritier légitime d'Arthur. Certaines versions prétendent qu'Arthur a eu des fils mais illégitimes, donc nécessaire-ment exclus de sa succession. Des exemples de cette sorte ne manquent pas. Dans le cycle d'Ulster, le grand héros Cûchulainn est considéré comme l'héritier présomptif de son oncle, le roi Conchobar, puisqu'il est le fils de la soeur de celui-ci. Il en est de même pour Tristan, fils de la sœur du roi Mark. La force de cette antique tradition se fait toujours sentir à travers les récits du XIIIe siècle : lorsque Gauvain, tout jeune chevalier, arrive à la cour d'Arthur et se manifeste par d'impossibles exploits, le roi le reconnaît publiquement à la fois pour son neveu et pour son successeur. Et personne ne songe à contester ce choix, tant il paraît naturel. Mais si elle confère à Gauvain sa légitimité dans l'ordre arthurien, cette situation privilégiée n'explique pas, loin de là, le personnage éminemment complexe et même paradoxal dans bien des cas. On sait que derrière la plupart des compagnons d'Arthur se dissimulent des personnages mythologiques hérités de la plus ancienne tradition celtique, voire d'importantes divinités dont le nom a été perdu mais dont la fonction est demeurée présente dans l'inconscient collectif. Ainsi en est-il des deux plus anciens "complices" d'Arthur, Kaï et Bedwyr. Avant de devenir le "frère de lait" d'Arthur - et de s'intégrer de la sorte à la famille - puis un sénéchal quelque peu fanfaron, si l'on en croit les récits français, Kaï était un redoutable dieu de la guerre doté de pouvoirs magiques impressionnants : il pouvait notamment étirer son corps au point de dépasser les plus hauts arbres d'une forêt (d'où son appellation galloise, Kaï Hir, c'est-à-dire "Kaï le Long") ; en outre, il émanait de lui une chaleur extraordinaire, don qui l'apparente à un dieu fulgurant du type du Cûchulainn irlandais ou du narte Batraz, et qui n'est pas sans rapport avec la "chaleur chamanique", particularité attribuée aux "hommes-médecine" des cultures de l'Asie centrale. Au demeurant, même déchu au rang de sénéchal matamore et mé-disant, Kaï reste un personnage divin, analogue à l'Irlandais Bricriu "à la langue empoisonnée", au Thersite grec et au Loki germano-scandinave. Quant à Bedwyr (que les romans français nomment Béduier), il est, lui, l'image parfaite du dieu manchot indo-européen, tel l'Irlandais Nuada "à la main d'argent" ou le Tyrr germano-scandinave.
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6 Perceval le Gallois
Au risque de se perdre. Dans l'univers arthurien, mis patiemment en mouvement par Merlin le Sage, chacun est à sa place autour de la Table Ronde, symbole évident de l'égalité individuelle dans une entreprise collective dirigée théoriquement par le roi mais illuminée par la souveraineté solaire qu'incarne la reine. Arthur est au centre de cet univers, comme il est au centre du royaume, et sa santé est garante de la puissance de celui-ci, tant est rituel, sacré, mystique le mariage du souverain et de la terre que la divinité lui a confiée. Cependant, le roi, dans la tradition celtique qui constitue la base de cette fantastique épopée, n'est rien sans les guerriers dont il est l'émanation et l'élu, autrement dit le primus inter pares, le premier entre ses pairs, avec toutes les faiblesses, toutes les contraintes et toutes les obligations qu'implique cette fonction. Le sage Merlin, tel un druide des temps primitifs, a tressé l'écheveau complexe des rapports entre l'un et le multiple. Il se comportait alors en démiurge, en organisateur du monde, en prophète missionnaire. Or, on sait bien que nul, Merlin moins que quiconque, n'est prophète en son pays, et ce parce que les hommes sont libres d'accepter ou de refuser le plan divin. Après avoir créé l'univers et les êtres qui le peuplent, Yaveh-Élohim, si l'on en croit la Genèse, s'est reposé le septième jour. Cela signifie clairement qu'ayant créé l'homme à son image et l'ayant revêtu de liberté, il lui a donné pour mission de continuer l'oeuvre de création. Ainsi est-il devenu un deus otiosus, un "dieu oisif", témoin redoutable des tentatives de l'humain pour parfaire un monde nécessairement imparfait. D'où vient donc que l'être humain ait, consciemment ou non, oublié cette responsabilité primordiale ? La même question se pose à propos des compagnons de la Table Ronde. Certes, en apparence, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possible au royaume dont Arthur est le garant. Les ennemis extérieurs ont été vaincus, conquis ou refoulés, et les révoltes internes sont devenues très rares. Les chevaliers vont et viennent dans le pays, combattant avec courage la moindre injustice commise par un vassal du roi. Mais les forces de l'ombre sont toujours présentes dans les forêts, prêtes à surgir dès que les héros de lumière sont absents. Si précaire soit-il et tant bien que mal respecté, l'équilibre prouve que le projet social et politique imaginé par Merlin connaît un certain succès. Mais qu'en est-il sur le plan de la psychologie individuelle ? Là, il faut bien le reconnaître, la situation se dégrade. Théoriquement, l'action individuelle des chevaliers, entraînant leur responsabilité propre, est prise en compte par la collectivité et se répercute sur elle. Toute atteinte à l'honneur d'un chevalier est une injure à l'encontre du roi, de la reine et de tous les compagnons. Tout succès d'un chevalier isolé est un triomphe pour l'ensemble de la Table Ronde. Mais, parmi les compagnons, combien sont prêts à fondre leur gloire personnelle dans la gloire collective ? Les modèles celtiques anciens qui ont inspiré les romans arthuriens font état d'innombrables querelles de préséance et d'invraisemblables combats pour obtenir ce qu'on appelle le "Morceau du Héros", c'est-à-dire la part de gibier remise solennellement au guerrier reconnu unanimement comme le plus brave et le plus valeureux de tout le groupe concerné. L'attitude de Gauvain, neveu du roi et fier d'être son héritier présomptif, est celle d'un héros qui fait passer sa gloire personnelle avant celle des autres, même s'il accomplit toujours ses missions jusqu'au bout pour le plus grand bien de tous. Le comportement de Lancelot du Lac est encore plus significatif : il a conscience de sa valeur, il sait qu'il est "le meilleur chevalier du monde" et que son action personnelle est nécessaire à la survie du monde arthurien, et de plus, il est l'amant de la reine, ce qui, dans une certaine mesure, le hausse au même rang que le roi Arthur. Son orgueil ne connaît pas de limites, et s'il prend soin de mettre toute sa puissance au service des autres, il n'oublie jamais de privilégier le service particulier, le "service d'amour", véritable rituel qu'il doit à sa seule divinité, la reine Guenièvre2. L'égoïsme de Lancelot en devient alors monstrueux, et c'est d'ailleurs cela qui finira par causer l'affaiblissement puis la ruine du royaume arthurien. On pourrait ainsi, à propos de chaque chevalier, faire des remarques analogues sur les contra-dictions internes qui affectent des comportements apparemment sans faille. De plus, il faut bien l'admettre, tout groupe social constitué n'est viable qu'en fonction d'un but à atteindre, selon les modalités de ce qu'il est convenu d'appeler une idéologie. Comment et pourquoi s'est formé le compagnonnage de la Table Ronde ? Selon Merlin, il s'agissait d'assurer la permanence d'un royaume terrestre, mais avec, à l'arrière-plan, la perspective de découvrir les secrets du mystérieux "saint" Graal. Merlin avait assuré que cette découverte aurait lieu pendant le règne d'Arthur, mais plus les mois et les années passaient, plus l'événement se trouvait rejeté dans un avenir flou et incertain. Certes, des signes étaient apparus, telle l'hallucinante entrée de la Demoiselle Chauve, sur son char tiré par des cerfs, à la cour d'Arthur. Certes, quelques-uns des compagnons d'Arthur avaient été ad-mis dans le Château du Graal et avaient même eu une vision imparfaite de l'Objet mystérieux. Mais Bohort et Gauvain, pour-tant heureux privilégiés, n'avaient en rien réussi l'épreuve, et Lancelot du Lac avait prolongé l'attente en procréant - inconsciemment, et sous le coup d'un sortilège - un héros, son double épuré, susceptible de mener les épreuves à leur terme. On savait que le Roi Pêcheur était toujours atteint de langueur et que le Royaume du Graal continuait à péricliter. À la Table Ronde, le Siège Périlleux demeurait toujours vacant, ceux qui avaient eu l'audace d'y prendre place ayant été foudroyés par des puissances surnaturelles. Le bouclier suspendu au pilier central du château d'Arthur ne s'était pas encore détaché pour tomber entre les mains de l'Élu, et le petit chien apporté par la Demoiselle Chauve n'avait pas encore manifesté sa joie devant le "Bon Chevalier". Et si tout ce que l'on avait raconté au sujet du Graal n'était qu'une supercherie mise au point par le facétieux Merlin pour tenir en haleine les compagnons d'Arthur ? À notre époque, Samuel Beckett dans En attendant Godot et Julien Gracq dans Le Rivage des Syrtes ont, chacun dans une tonalité différente, magistralement rendu compte de cette intolérable situation d'attente : quelque chose doit se passer, car, s'il ne se produit rien, c'est l'existence même qui est remise en question. Mais donner un coup de pouce au destin risque également de déclencher des aventures malencontreuses. Les pro-messes de tel ou tel chevalier de la Table Ronde ne seraient-elles pas des tentatives désespérées pour sortir d'un marasme encore plus terrifiant que l'expectative elle-même ? On en arrive à un état de tension extrême, comme au début des tragédies raciniennes : le mécanisme est bandé de manière telle que, si violente soit-elle, sa détente est inévitable. À moins que ne surgisse un élément étranger - d'aucuns diront "artificiel" - susceptible de désamorcer la crise.
7 Galaad et le roi pêcheur
L'Héritage de Merlin. En apparence, le royaume d'Arthur est établi sur des fondations solides. Personne ne songerait à contester l'autorité d'Arthur administrant ce monde terrestre à l'image d'une cité céleste et dont le symbole le plus éclairant est la permanence de la Table Ronde. Laquelle, tout en rassemblant les plus valeureux guerriers, tout en leur imposant la plus absolue solidarité, dans la plus totale confraternité, n'en laisse pas moins chacun d'eux paradoxalement libre et indépendant, responsable à titre individuel de ses propres actes, quels qu'ils soient, bons ou mauvais, positifs ou négatifs, glorieux ou déshonorants. Chaque pièce est en place sur l'échiquier. Le roi trône au milieu de ses cavaliers, de ses fous et de ses hommes d'armes ; simples pions que l'on déplace à loisir. Les tours sont là pour veiller aux frontières. Reste la reine, omniprésente, et, en fin de compte, toute-puissante, qu'elle ait nom Guenièvre, Morgane, ou la Vierge Marie. Elle seule pourra se déplacer sur l'échiquier au mépris de la logique et des lois en vigueur, car tout est permis à la Femme qui représente l'ensemble de la collectivité. Étrange collectivité d'ailleurs, mais sans doute à l'image de l'humanité, avec ses rivalités internes, ses intrigues, ses jalousies, ses fantasmes et ses espérances constamment déçues ou reportées vers un avenir incertain ! Oui, tout est en place, tout est stable, aussi stable que le clan adverse, sur l'échiquier. Mais comme ils sont trompeurs, ces dehors ! Un souffle de vent suffi-rait à ébranler tout ce bel édifice. Car quelque chose mine de l'intérieur la société arthurienne, une blessure jamais guérie, une blessure que symbolise le coup douloureux porté jadis par le chevalier Balin à Pellès, le Roi Pê-cheur1. Coup douloureux entre tous, à la suite duquel Balin et son frère Balan trouvèrent la mort en s'entre-tuant au cours d'un combat, faute de s'être reconnus. Depuis lors - voire bien auparavant -, le Roi Pêcheur souffre d'une blessure incurable, et son royaume, devenu stérile, a pris le nom de "Terre Foraine" ou de "Gaste Forêt". Et chacun, dans ce royaume en perdition comme dans le royaume d'Arthur dont il n'est que la métaphore, attend le moment béni où le Bon Chevalier survenu guérira le vieux roi malade et impuissant et rendra par là même vitalité à cette terre frappée de malédiction. Merlin l'avait en effet prédit : un jour, les compagnons de la Table Ronde devraient accomplir la mission suprême de délivrer les terres du Roi Pêcheur de la malédiction qui pèse sur elles, guérir le vieux souverain blessé et contempler la coupe sacrée qu'on appelle le Graal. En vérité, n'était-ce pas là, de l'aveu même de Merlin, l'objectif essentiel de la Table Ronde ? N'est-ce pas dans ce but qu'avec Uther Pendragon d'abord, puis avec Arthur, il l'a instituée, à l'image de la Table du Graal, celle-ci n'étant elle-même qu'une réplique de la Cène ? Ainsi se voyaient définies trois étapes : celle de la chevalerie terrestre, celle de la chevalerie célestielle et celle de la chevalerie divine.
8 La mort du roi Arthur
L'Épée et le Royaume. Par essence, une épopée n'a ni commencement ni fin : elle n'incarne jamais, sous sa formulation rhétorique et ses aspects de récit structuré, qu'un moment dans l'histoire réelle ou imaginaire d'une humanité sans cesse en quête d'elle-même. Le récit s'intègre dans un contexte socioculturel qui le rend compréhensible et transmissible, ce contexte étant jalonné de repères qui constituent autant de témoignages d'une certaine forme de civilisation à une époque déterminée. D'où ce paradoxe qu'une épopée, intemporelle par nature, ne peut nous parvenir que revêtue de couleurs datées. Et pourtant, la structure qui la sous-tend est immuable : elle est l'effort perpétuel grâce auquel l'humanité, cristallisée dans des personnages de héros, tente de se dépasser et de parvenir à un état supérieur. Mais, comme dans le célèbre mythe de Sisyphe, le rocher qu'elle hisse péniblement au sommet de la montagne retombe invariablement dans l'abîme originel. Il faudra alors tout recommencer, et c'est pour cette raison que l'épopée ne s'achève jamais vraiment. Tel est le cas de l'épopée arthurienne, puisqu'il s'agit d'un cycle qui s'est développé autour du personnage central d'un roi emblématique incarné dans une époque charnière où s'affrontaient - et s'interpénétraient - deux types de civilisation. Les récits dont nous disposons furent écrits, il faut le rappeler, dans et pour la société féodale courtoise des Capétiens et des Plantagenêts, société raffinée imprégnée de christianisme et où retentit d'ailleurs l'écho des plus récentes disputations théologiques. Mais les thèmes développés sont fort antérieurs, empruntés pour la plupart à la tradition celtique primitive. Or, cette tradition celtique, officiellement défunte, ou tout au moins refoulée, n'avait plus d'autre recours pour affirmer son existence que sa transcription courtoise et chrétienne. Elle fut une sorte de vague, très haute et très puissante, ravageant tout sur son passage et laissant derrière elle des flots d'écume persistants à travers l'Europe. À l'instar de Sisyphe, Arthur a été décrit comme surgissant de l'abîme pour hisser son rocher au faîte de la montagne. Mais une fois parvenu là, il s'est arrêté pour reprendre sa respiration. Et le rocher a de nouveau dévalé la pente avant d'être englouti par l'ombre. Après la quête du Graal, qui marque l'apogée du règne d'Arthur, la société qu'il a mise en place, grâce certes à son génie personnel mais surtout à celui d'un Merlin invisible et omniprésent, ne peut demeurer statique au sommet, puisque sa nature propre est action. Elle doit donc s'effondrer, et ce rapidement, puis tout devra recommencer. Cette conception cyclique du temps est bien évidemment liée à des hypothèses métaphysiques que concrétisent les exploits prêtés aux héros, lesquels appartiennent à une mythologie universelle : tout relève d'une sorte de réminiscence confuse mais contraignante d'un "Âge d'or" originel révolu et perdu qu'il convient de restituer dans sa plénitude. À cela vise tout récit épique ou dramatique dont les personnages incarnent d'anciens dieux dont, pour une raison ou pour une autre, on a abandonné le culte, officiellement du moins, puisque ces dieux, qui continuent à vivre leur vie souterraine inconsciente, surgissent fréquemment sous des aspects inattendus au sein d'une société qui s'efforce pourtant de les rejeter. On peut ironiser sur certains cas, tel sur celui du dieu Priape christianisé en "saint" Foutin, parce que l'allusion est claire et directe. Mais qui reconnaîtrait le dieu forgeron celte Goibniu sous les traits du prétendu Breton "saint" Gobrien, lequel guérit les clous, ou encore la déesse de la Poésie, de l'Art et des Techniques Brigit, la "Haute", la "Puissante", sous l'aspect rassurant de "sainte" Brigitte de Kildare, ou enfin le dieu préceltique de la Fécondité Kernunnos, le "dieu cornu" tant de fois représenté dans la statuaire gallo-romaine, dans l'image très pastorale de "saint" Kornély accompagné d'un bœuf, et considéré comme le protecteur des bêtes à cornes ?
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Bonne lecture !
Serge LEFORT
Citoyen du Monde et rédacteur de Monde en Question