Articles : Europe : France : Élections 2002
Bibliographie : Europe : France : Élections 2002

Bilan d'une faillite

La campagne de l’élection présidentielle en France aurait pu être l’occasion d’un débat sur le trotskysme à la suite des révélations de l’appartenance de Lionel Jospin Premier ministre-candidat à l’OCI. Il n’en fut rien parce que l’intéressé a tout fait pour dissimuler son passé au sein de cette organisation et parce que le Parti des travailleurs (PT ex-OCI), la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) et Lutte ouvrière (LO) sont restés sur la défensive.

Mensonges de Jospin

En 1995, des journalistes avaient déjà posé la question à Lionel Jospin, mais il avait farouchement nié son l’appartenance à l’OCI en prétextant qu’ils le confondaient avec son frère. Il a réitéré ses mensonges jusqu’au mardi 5 juin 2001 où, suite à un article publié dans Le Monde et à la question d’un député : «Un journal fait état de votre appartenance, jusqu'en 1971, à l'Organisation communiste internationale, mouvement trotskiste révolutionnaire. Il fait état de relations que vous auriez entretenues avec cette OCI jusqu'en 1981, tout en étant membre du Parti socialiste. Cet engagement, s'il est réel, n'était pas un engagement de jeunesse : c'était un engagement de l'âge mûr. Cette appartenance, vous l'avez toujours niée. Aujourd'hui, les circonstances me conduisent à vous demander si les faits relatés sont exacts, et si c'est le cas, pour quelles raisons les avez-vous jusqu'à présent dissimulé ?», Jospin a à moitié avoué : «Il est vrai que, dans les années 60, j'ai marqué de l'intérêt pour les idées trotskistes, et que j'ai noué des relations avec l'une des formations de ce mouvement. Il s'agit là d'un itinéraire personnel, intellectuel et politique, dont je n'ai en rien, si c'est le mot qui convient, à rougir.» en ajoutant «Par rapport à cette pensée, ces engagements, qui ont relevé de rencontres intellectuelles, de conversations privées, je n'ai donc à formuler ni regrets ni excuses. J'ai rencontré dans ces contacts quelques hommes remarquables, et cela a contribué à ma formation. Se pose une deuxième question: pourquoi n'en ai-je pas parlé plus tôt ? Eh bien, honnêtement, mesdames et messieurs les députés, parce que je crois que cela n'intéressait personne.»

Victoire transformée en défaite

Ce débat public fait d’autant plus défaut aujourd’hui que ces trois organisations trotskystes (le PT, la LCR et LO) ont recueilli près de 3 millions de voix le 21 avril 2002 à l’issue du premier tour de l’élection présidentielle (soit presque le double qu’en 1995) alors que Lionel Jospin en a perdu 2,5 millions. Pour la première fois depuis l’exclusion de l’Opposition de gauche en 1927 et la liquidation physique de ses militants par la bureaucratie stalinienne (Trotsky fut assassiné en août 1940 à Coyoacán, dans la banlieue de México, sur l’ordre de Staline), des organisations se réclamant du trotskysme ont non seulement remporté un succès électoral dans la démocratie bourgeoise d’un pays développé, mais ont aussi gagné trois fois plus de voix que le Parti Communiste Français - dernier bastion stalinien en Europe.
 
Cet événement, qui aurait pu être majeur dans l’histoire du mouvement ouvrier international, a pratiquement été escamoté par les commentateurs et, surtout, il a été volontairement marginalisé par ceux-là mêmes qui venaient de remporter ce succès. Le silence du PT et les déclarations de la LCR et de LO ont eu pour effet de transformer cette victoire en défaite. Chaque organisation a comptabilisé comme un vulgaire épicier ses propres voix sans jamais en revendiquer la totalité, qui était pourtant le signe d’une radicalisation de plus de 10 % des électeurs. Trois millions de travailleurs, de chômeurs, de pauvres et d’exclus ont utilisé leur bulletin de vote pour dire «Non» à la droite et à la gauche gouvernementale qui avait trahi depuis longtemps les espoirs d’un changement politique et social. Pire encore, LO s’est désolidarisée de ceux qui avaient préféré le jeune facteur (Olivier Besancenot) à la retraitée du Crédit Lyonnais (Arlette Laguiller).
 
Le soir du 21 avril, les organisations trotskystes, fortes de leur audience qui allait bien au-delà de leur score électoral, avaient les moyens de s’adresser aux travailleurs, aux militants du PCF ébranlés par le recul historique de leur candidat (Robert Hue), aux militants du PS sonnés par la défaite de Jospin, et de les appeler à boycotter le second tour de l’élection présidentielle. Elles avaient la possibilité d’utiliser la télévision pour faire une déclaration sans aucune ambiguïté et dire que la classe ouvrière ne devait pas prendre part au duel Chirac-Le Pen, qu’elle n’avait pas à départager «l’escroc» du «facho» et qu’elle ne devait pas venir au secours de la droite pour qualifier Chirac dans la stratégie qu’il conduit depuis 26 ans pour reconstruire la droite sur les ruines du gaullisme.
 
L’extrême gauche trotskyste avait une chance historique de peser politiquement, mais elle n’a pas assumé ses responsabilités. La LCR a appelé à voter Chirac pour soi-disant faire barrage à Le Pen, alors qu’il n’avait aucune chance de l’emporter. LO, de son côté, a tergiversé entre l’abstention et le vote blanc ou nul avant de laisser chaque travailleur décider individuellement ce qu’il voulait faire dans «le secret de l’isoloir». Activement et passivement, la LCR et LO ont contribué au plébiscite en faveur de Jacques Chirac.

Désaveu politique des partis

Quel était le rapport des forces le 21 avril ? La qualification de Jean-Marie Le Pen, par défaut [1], a masqué l’échec retentissant de tous les partis représentés à l’Assemblée nationale et la poussée significative de l’extrême gauche trotskyste.
 
Globalement, la droite représentée par Jacques Chirac, François Bayrou et Alain Madelin [2] a perdu 3 millions de voix – respectivement 680 000 voix pour le RPR et 2,3 millions pour l’UDF et DL. Dans la perspective, annoncée d’avance par les médias sur la base d’enquêtes d’opinion, d’un affrontement Chirac-Jospin, une partie de l’électorat de droite s’est réfugiée dans l’abstention ou s’est radicalisée vers l’extrême droite. La «gauche plurielle» a volé en éclats. Lionel Jospin (PS), qui se félicitait d’un bilan exceptionnel, a été massivement désavoué par 2,5 millions d’électeurs. Le PCF a payé son absence de perspectives politiques en dehors d’une participation gouvernementale en perdant 1,6 millions de voix. Une partie de l’électorat de gauche s’est abstenue ou s’est radicalisée vers l’extrême gauche.
 
Le désaveu massif de tous les hommes politiques – de droite comme de gauche – qui se sont partagés le pouvoir depuis vingt ans s’est traduit par un taux d’abstention record (28,39 %) alors que, paradoxalement, la multitude des candidatures diversifiait l’offre politique dans tous les camps, et par une radicalisation d’une partie significative de l’électorat vers l’extrême droite (13,20 %) et vers l’extrême gauche (10,43 %). Au total, les partis parlementaires, qui représentaient 60,49 % des inscrits en 1995, ne représentent plus que 45,76 % en 2002. Cette désaffection est l’indice d’une crise politique que le résultat du deuxième tour a amplifié d’une manière caricaturale par le plébiscite en faveur de Jacques Chirac le 5 mai, avec un score de 82,15 % digne d’une république bananière.
 
Serge LEFORT
20 juin 2002

Publié par WSWS
Traduit en anglais par WSWS 
Traduit en espagnol par MTB de la UNAM, México

[1] Selon la loi électorale française, ne restent au deuxième tour de l’élection présidentielle que les deux candidats qui ont recueilli le plus de voix au premier tour.

[2] Jacques Chirac représente le Rassemblement pour la République (RPR), François Bayrou l’Union pour la démocratie française (UDF) et Alain Madelin Démocratie libérale (DL).

© Serge Lefort - Desde Coyoacán