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La kippa contre le foulard

Alors que ministre de l'Intérieur Nicolas Sarkozy lance une offensive musclée contre le port du foulard à l’école ou sur la carte nationale d’identité, Libération fait sa une avec une kippa pour illustrer les pages « Événement » consacrées à « la peur des Juifs de France » « face à la montée des actes antisémites » [1].
 
Ces propos et ces actes existent et ils sont intolérables, mais les études présentées restent floues sur leur caractérisation et elles ne font pas état de la recrudescence qu’on voudrait nous faire croire.
 
Pour raisonner sur des données statistiques, il faut au préalable définir les faits que l’on souhaite observer. Que veut dire la vague expression « actes à caractère antisémite » ? Si dénoncer l’occupation et la colonisation des territoires palestiniens par l’armée israélienne ou dénoncer les provocations des associations juives d'extrême droite, dont le Betar est le bras armé, relèvent de cette catégorie qu’on le dise. Sans précision, les chiffres fournis ne sont pas crédibles car ils se prêtent à toutes les manipulations.
 
Dire que l’antisémitisme serait l’unique expression du racisme relève aussi de la manipulation. Curieusement, personne ne s’étonne que ni le ministère de l’Intérieur ni la Commission nationale consultative des droits de l’homme ne publient de statistiques sur la discrimination raciale dont est victime la population maghrébine [2].
 
Cette logique du « deux poids deux mesures », qui consiste, de la part du ministre de l'Intérieur, à recevoir avec complaisance devant les caméras un militant de l'association juive Hachomer Hatzaïr [3] et à tenir des propos fermes devant l'Union des organisations islamiques de France, ôte toute crédibilité à son discours sur « la laïcité, l'égalité, la citoyenneté ».
 
Comme le dit justement Robert Barruch, « Le problème de la population maghrébine, ce n'est pas les juifs, même s'ils servent parfois d'exutoire à certains. C'est leur propre place en France. Pauvres, parqués, sans statut social. Si l’État ne s'en occupe pas, c'est cette situation-là, qui n'a rien de religieuse, qui va nous exploser à la figure. »
 
Quant au sentiment de peur, qui ronge la population juive en France, il est aussi paranoïaque que celui qui détruit de l’intérieur la société israélienne. Les entretiens, menés par Ronit Chacham avec neuf membres du mouvement Ometz Le Sarev (Courage de refuser), montrent que la question juive est indissociable aujourd’hui de celle de la colonisation des territoires palestiniens [4].
 
Ces hommes exposent sereinement les raisons morales de leur refus de servir dans les territoires occupés. Ils ne sont pas des pacifistes, mais refusent de cautionner une « politique raciste ». Ils évoquent la routine aveugle d’une armée d’occupation qui détruit les maisons, arrache les vignes et les oliviers, humilie, emprisonne, torture ou tue des hommes, des femmes, des enfants au nom de la « sécurité d’État ».
 
Le commandant Rami Kaplan analyse les raisons sociales du soutien à cette politique : « Vingt pour cent des Israéliens n’ont aucun revenu et dépendent d’une forme ou d’une autre d’aide publique. Chacun sait que la pauvreté est un terrain fertile pour le nationalisme et le racisme. Les habitants des villes en développement, négligés par la gauche et, avant elle, par le Mapai alors hégémonique, sont devenus des jusqu’au-boutistes. »
 
Le sergent-chef Shamai Leibowitz évoque une des causes de la haine qui gangrène la société israélienne : « Depuis vingt ou trente ans, notre éducation est devenue nationaliste. Elle renforce le sentiment de persécution, la menace de l’annihilation, et stipule que nous devons nous défendre grâce à une armée et à un État forts. En Israël, le système éducatif nous inculque un sentiment de paranoïa en affirmant que le monde entier est contre nous. »
 
La peur est une construction sociale qui conduit à la barbarie du khisoufim [5] et aux règles à suivre pour empêcher les travailleurs palestiniens d’entrer en Israël : « Tuez-les sur la clôture », c’est-à-dire hors caméras. Le sergent-chef Ishay Rosen-Zvi ose dire : « la politique du gouvernement israélien dans les territoires est le terreau des attentats suicides. C’est nous qui produisons la terreur. »
 
Ces soldats et officiers réservistes de l’armée israélienne dérangent, car ils estiment tous défendre l’armée, l’État d’Israël et les valeurs fondamentales du judaïsme en refusant de « commettre des crimes de guerre ».
 
Serge LEFORT
24 avril 2003


[1] Libération du 24 avril 2003.

[2] Voir notre article La crédibilité des médias du 8 avril 2003, et celui de Daniel Schneidermann, Elise Lucet, le pomerol et le bagagiste, Le Monde du 18 avril 2003.

[3] [note du 10 mai 2003] Hachomer, littéralement « le gardien », fut le nom de l’organisation d'autodéfense juive créée en Galilée au printemps 1909. Elle succéda à l'organisation secrète Bar-Giora, nom d'un des nationalistes extrémistes qui avaient lutté contre les romains. Cette organisation, créée en septembre 1907, avait comme slogan : « Dans le sang et dans le feu la Judée est tombée, dans le sang et dans le feu la Judée se relèvera ». En juillet 1920, l’Agence juive créa l’organisation armée clandestine Hagana, littéralement « la défense », pour combattre les révoltes des palestiniens contre les immigrants juifs. En 1937, Jabotinsky, fondateur du mouvement d’extrême droite Bétar, créa l’organisation de l’armée nationale Irgoun, organisation clandestine qui sera dirigée par Menahem Begin à partir de 1943 et qui s’illustra par des attentats terroristes. Hachomer, Hagana et Irgoun sont à l'origine de l'armée israélienne. Ces détails de l'histoire ont échappé à Nicolas Sarkozy.

[4] CHACHAM Ronit, Rompre les rangs - Etre Refuznik dans l'armée israélienne, Fayard, 2003

[5] Formule employée par l’armée lorsqu’elle rase une zone entière en territoire palestinien.

© Serge Lefort - Desde Coyoacán